le marché à forfait : du juridiquement juste à l' économiquement injuste
Le prix forfaitaire : à tout prix ?[1]
Le caractère forfaitaire du marché de travaux résulte de la fixation préalable de son prix, de façon globale, par référence à la notion de « bâtiment » et de « plan arrêté et convenu ». Selon les dispositions de l'article 1793 du Code civil[2], le plan arrêté et convenu correspond aujourd'hui au descriptif, c'est-à-dire aux documents techniques qui procèdent à la description des ouvrages à réaliser, document souvent associé, soit au quantitatif estimatif, soit à la décomposition globale des prix forfaitaires (DGPF). Ces documents détaillent, par type d'ouvrage, le prix global et forfaitaire, mais ne sont pas contractuels. Ils ont uniquement pour objet de déterminer le montant des situations intermédiaires correspondant aux acomptes versés au fur et à mesure de l'exécution de l'ouvrage, selon la périodicité contractuellement convenu.
Le marché peut être actualisé ou révisé, ce n'est pas l'objet du présent commentaire.
Si dans le domaine des travaux neufs, les difficultés sont moins fréquentes[3], en revanche les travaux de rénovation sont une source d'importantes difficultés dont le traitement contentieux laisse généralement l'entreprise insatisfaite lorsqu'elle ne peut prétendre, pour des raisons juridiques, à une rémunération juste et complète de l'ensemble des travaux qu'elle a réalisés, alors que sa demande est économiquement justifiée. Tous les travaux ne relèvent pas du marché forfaitaire, ainsi les travaux de terrassement, d'aménagement intérieur, la construction d'ouvrages autres que des « bâtiments », comme la construction d'un parking, de voies d'accès, ne relèvent pas de la notion de marché à forfait. En revanche, des travaux de traitement de l'amiante, des travaux d'aménagement d'un magasin, relèvent de la notion de travaux de « bâtiment »[4]. Le caractère forfaitaire conduit l'entreprise à prévoir dans son prix la prise en compte d’un aléa inhérent au marché à forfait. Mais l'entrepreneur doit mesurer l'importance de l'aléa qu'il prend en compte afin de rester commercialement compétitif.
Cependant, l'existence d'un prix forfaitaire conduit, bien souvent, le client, maître de l'ouvrage, a considérer qu'il dispose d'un droit de tirage illimité sur l'entreprise qui doit absorber l'ensemble des coûts inhérents à la réalisation de l'ouvrage, juridiquement considéré comme une obligation de résultat, laquelle est le plus souvent techniquement réalisable, mais dans certaines hypothèses à un coût très supérieur à celui que l'entrepreneur a proposé lors de la signature du contrat.
J'écarte d'emblée, la sous-évaluation de l'entrepreneur qui se trompe sur les quantités, les surfaces, le coût des matériaux, de la main-d'œuvre, alors que l'ouvrage à réaliser n'est pas modifié pendant sa réalisation.
En revanche, mon interrogation porte sur la différence de traitement, réelle ou supposée, qui existe entre l'appréciation, par les juridictions administratives et par les juridictions de l'ordre judiciaire, des conséquences de travaux non prévus à l'origine.
Je propose par conséquent quelques éléments de réflexion, sur l'essence même du prix forfaitaire interdisant de demander une augmentation de prix (main-d'œuvre ou matériaux) lorsque la construction du bâtiment intervient à partir d'un « plan arrêté et convenu ».
Histoire de l'article 1793 du Code civil
Le commentaire du Code civil par Raymond - Théodore TROPLONG[5] permet de constater que ce texte (inchangé depuis sa promulgation), trouve son origine dans la nécessité de réagir aux abus des entrepreneurs, confondus à l'époque avec les architectes, lesquels, sous prétexte d'une modification, parfois mineure de l'ouvrage à réaliser, en profitaient pour augmenter de façon inconsidérée le prix, bien souvent pour masquer une insuffisance d'évaluation initiale.
Le texte a donc été édicté dans le but de protéger le maître de l'ouvrage, (prémices de la notion de protection du consommateur). Mais le maître d'ouvrage est loin d'être toujours un «consommateur». Bien souvent il s'agit d'un professionnel de l'immobilier parfaitement rompu à la technique de l'évaluation du coût des travaux, compétence qu'il maîtrise puisqu'il est en charge de l'investissement.
Pour autant, la présence d'un maître d'ouvrage professionnel ne dispense pas l'entrepreneur de la rigueur nécessaire quant à l'évaluation du coût des travaux, objet de sa proposition « commerciale », qui va se concrétiser dans un contrat / acte d'engagement comportant un prix forfaitaire pour la réalisation d'un ouvrage selon un « plan arrêté et convenu ».
La notion de travaux supplémentaires
L'article 1793 du Code civil s'appliquant aussi bien aux marchés de droit privé, qu’aux marchés de droit public, la définition des travaux supplémentaires est identique dans les deux régimes. Il s'agit de travaux qui ne sont pas compris dans le forfait, qui débordent en quelque sorte du plan arrêté et convenu, c'est-à-dire du descriptif.
La question qui va se poser est de déterminer si le travail non prévu relève de la notion de supplément, ou si au contraire ce travail non expressément décrit dans les documents contractuels, suppose, pour sa réalisation, un ordre de service de la part du maître d’ouvrage. Agrandir une fenêtre relève du travail supplémentaire, augmenter l'épaisseur d'un mur afin de respecter les règles de l'art, doit a priori être considéré comme faisant partie du forfait initial.
En effet, l'entrepreneur est débiteur d'une réalisation conforme aux règles de l'art ce qui implique à la charge de ce dernier de déterminer avec le plus de précision possible les quantités de matériaux à mettre en œuvre pour chaque poste du descriptif, et les temps de main-d'œuvre nécessaires à la réalisation de chaque élément de l'ouvrage. L'entrepreneur est souvent invité à procéder à une visite des lieux lui permettant de se faire une idée plus précise de l'ampleur des travaux à réaliser, souvent du résultat attendu par le maître de l'ouvrage. Ainsi, des travaux ayant pour objet de procéder au désamiantage des éléments de structure d'un immeuble, considéré comme relevant de la notion de « bâtiment », sont appréhendés par le maître de l'ouvrage en fonction du résultat final : le désamiantage intégral, conforme aux règles de l'art et à la réglementation applicable, des ouvrages sur lesquels porte le marché. Peu importe en réalité la définition initiale, en termes de quantité, si elle ne correspond pas à la réalité constatée sur le site, sous réserve d'une définition suffisamment précise de l'objet du contrat par référence à la notion de « plan arrêté et convenu »[6].
Ainsi, l'entrepreneur n'obtient pas satisfaction lorsque la sous-évaluation n'est pas imputable au maître de l'ouvrage, alors qu'il avait la possibilité de visiter les lieux. Un recours partiel est néanmoins envisageable à l'encontre du maître d'œuvre avec un partage de responsabilités[7].
La protection du maître de l'ouvrage, instaurée par l'article 1793 du Code civil, est encore affirmée lorsqu'il est constaté que l'établissement d'un prix forfaitaire a été effectué à partir d'une estimation quantitative proposée par l'entrepreneur, sans réserves, une cour d'appel relevant l'impossibilité juridique de sortir du forfait tout en constatant, d'un point de vue économique, « que la réclamation de l'entrepreneur pouvait apparaître justifiée ».[8]
L’établissement de l'éviction du forfait est à la charge de l'entrepreneur lequel doit, pour obtenir gain de cause, rapporter la preuve du bouleversement de l'économie générale du marché.
De l'aléa au bouleversement
Le contrat d'entreprise étant un contrat aléatoire, il est admis que l'entrepreneur assume un risque, concrétisé par la nécessité de mettre en œuvre des quantités supérieures à celles qu'il avait initialement prévues, de faire face a l'augmentation du coût de la main-d'œuvre, ou d'être dans la nécessité de mobiliser davantage de personnel pour respecter les délais, par exemple.
La difficulté réside dans l'appréciation d'une situation de fait qui s'apprécie en fonction du contexte. Ainsi une demande de travaux supplémentaires, pour un montant représentant par exemple 80 % du montant initial du marché, ou correspondant à un changement dans la nature et le coût des travaux, permet d'envisager une dénaturation du caractère forfaitaire du prix.
Le bouleversement doit émaner du maître de l'ouvrage. Ainsi, la situation rencontrée par l'entrepreneur, très différente de celle qu'il a envisagée au moment de l'établissement de son offre, n'est pas, en principe, susceptible de donner lieu au paiement de travaux supplémentaires. Le contrat étant aléatoire, il appartient à l'entrepreneur de réduire cet aléa en procédant à des vérifications complémentaires, notamment lorsqu'il s'agit de l'implantation au sol, travaux qui réservent généralement des surprises, désagréables.
Dans le régime des marchés publics, la jurisprudence administrative admet, au profit du titulaire, la prise en compte d'obstacles naturels exceptionnels lesquelles relèvent d'un régime particulier, celui des sujétions imprévues, qui n'a pas son équivalent en droit privé. Toutefois, l'existence de sujétions imprévues impose, en outre, à l'entrepreneur de rapporter la preuve du bouleversement de l'économie générale du contrat.
Cette différence de régime public / privé peut-elle se réduire ? Un arrêt de la Cour de Cassation de 1995, pourrait le laisser entrevoir, mais l'examen de la décision me conduit à réfuter l'analyse de l'auteure de l'article[9].
En effet, la Cour de Cassation[10] rejette le pourvoi formé contre l'arrêt de la cour d'appel qui a condamné le maître de l'ouvrage au paiement de travaux correspondants à des sujétions imprévues. Mais la Cour de Cassation prend le soin de viser expressément le cahier des clauses administratives générales (document qui fait la loi des parties), en relevant que l'entrepreneur avait contractuellement la possibilité de demander un dédommagement pour sujétions imprévues. Il s'agit par conséquent d'un arrêt d'espèce dont aucune conclusion générale ne peut être tirée.
En revanche, l'initiative du maître de l'ouvrage qui modifie les travaux, en demandant une réalisation très différente de celle qui avait été contractuellement convenue ou qui impose à l'entrepreneur des modifications nombreuses et successives, relèvent de la notion de bouleversement qui ouvre la porte à l'indemnisation.
Le bouleversement de l'économie du contrat
L'indemnisation des travaux réalisés hors forfait, suppose, pour l’ensemble des marchés, de faire la preuve complémentaire d'un bouleversement de l'économie du contrat. Alors que les travaux supplémentaires, relevant de travaux « indispensables » par définition non compris dans le forfait d'un marché de travaux publics, sont indemnisables sans qu'il soit nécessaire de rapporter la preuve d'un bouleversement.
Les solutions juridiques étant intimement liées aux situations d'espèces, puisqu'il s'agit d'apprécier ce qui relève, ou ne relèvent pas du forfait, il est difficile de donner des conseils « généraux ». Néanmoins, dans la perspective d'éviter un contentieux, une importance toute particulière doit être attachée à la notion de preuve.
Les acteurs d'une opération immobilière ne devraient-ils pas gérer leur dossier en fonction du contentieux susceptible de survenir ? C’est à partir du moment où commence à se faire jour un certain flottement au stade de l'exécution des travaux, où apparaissent des demandes pressantes de la maîtrise d'ouvrage qui souhaite le démarrage des travaux alors que par exemple, hypothèse d'école?, les plans d'exécution ne sont pas totalement arrêtés, que l'entrepreneur doit être extrêmement méfiant et prendre des précautions. De même, le maître d'ouvrage qui très rapidement fait l'objet de demandes de travaux supplémentaires, doit s'interroger sur la qualité de la conception et sur la pertinence des offres des entreprises. De même des comptes-rendus de chantier qui montrent que les entreprises font des observations un peu surprenantes, auquel la maîtrise d'œuvre répond de façon insuffisante ou maladroite, traduisent un climat qui ne paraît pas très satisfaisant. Cette situation doit conduire le maître de l'ouvrage à envisager, si nécessaire une mise à plat. La désignation d'un tiers qui fera un audit de l'opération permettra de proposer la signature d'un avenant, qui certes augmentera, la plupart du temps, le coût initial de l'opération, mais permettra de réaliser des économies substantielles puisque la signature d'un avenant, rappelons-le, purge l'antériorité.
Rappelons que le contenu du plan arrêté et convenu doit être suffisamment précis de la part du maître de l'ouvrage. En pratique c'est un document qui est établi par le maître d'œuvre. Il est recommandé au maître de l'ouvrage d'écouter les conseils de son maître d'œuvre, en portant à la connaissance des entreprises consultées le maximum d'informations leur permettant de chiffrer en toute connaissance de cause. Le maître d'ouvrage n'a aucun intérêt à jouer de l'ambiguïté, et doit avoir présent à l'esprit que son objectif est de mettre en exploitation l'ouvrage dans les délais contractuels convenus, quel que soit le mode d'utilisation envisagée, à partir de données financières réalistes. Plus l'entrepreneur est informé, moins il pourra se prévaloir d'une incertitude, ou d'une suffisance de définition du plan arrêté et convenu, le caractère complet du dossier de consultation permettant au maître de l'ouvrage de satisfaire son obligation d'information à l'égard de l'entrepreneur dont il aura retenu l'offre dans le cadre de la consultation des entreprises.
On pourrait évoquer que les conventions s'exécutent de bonne foi, ainsi que le rappel l'article 1134 du Code civil. Toutefois, il semble que la référence à cette disposition soit insuffisante pour permettre à l'entrepreneur, relevant d'un régime de droit privé, d'être rémunéré de la totalité des travaux qu'il exécute.
Dans les marchés privés et/ou publics, les entrepreneurs ont la possibilité d'émettre des réserves au moment de la remise de leur offre, les réserves constituant le premier sésame qui leur permettra de justifier le bien-fondé de leur demande de rémunération de travaux supplémentaires relevant, soit d'une insuffisance du plan arrêté et convenu, pourvu qu'il émane d'un tiers, soit des notions de droit public évoqué ci-dessus : travaux indispensables ou sujétions imprévues.
Dans la pratique, il est parfois difficile à l'entrepreneur d'émettre des réserves au moment de la signature du marché. Néanmoins il peut toujours en émettre, au moins pour poser un jalon lors de l'installation de chantier, en constatant des réalités qui n'étaient pas nécessairement apparentes au moment de la visite des lieux, le plus généralement imposée par le maître de l'ouvrage aux entreprises candidates à l'exécution des travaux.
Dans les marchés relevant du régime de droit public, le conseil d'État admet la possibilité pour l'entrepreneur d'être indemnisé des travaux non compris dans le forfait dans des situations distinctes, mais en réalité très proche : en présence de sujétions imprévues, devant la nécessité de procéder à des travaux considérés comme indispensables.
Ces notions seront évoquées dans la prochaine publication de ce blog.
Paris, le 28, mars 2014
[1] 1ére partie
[2] Accessible sur Légifrance
[3] Sous réserve de l'implantation au sol et de la nécessité de réaliser des fondations différentes de celles prévues
[4] Cour d'appel de Versailles 4e ch., 26 septembre 2005
[5] Jurisconsulte français, président du Sénat sous le second empire (1795 - 1869)
[6] Pour une illustration : Cour d'appel de Paris, 6éme ch., 6 décembre 2013, n° 10/21 185. Dans cet exemple, le maître d'ouvrage n'obtient pas satisfaction en présence d'un plan arrêté et convenu insuffisant.
[7] Cour d'appel de Nîmes chambre commerciale 2, section 2, 17 novembre 2011 n° 09/0 4479
[8] Cour d'appel de Paris Pôle 4, ch.6, 13 juin 2011 n° 09/0943
[9] Construction Urbanisme, n° 4 du mois d'avril 2003, chron. 4, « La remise en cause du prix par les sujétions imprévues : oui, mais… . Par Corinne Samson.
[10] Cass., 4 mai 1995, pourvoi numéro 93 - 15 557